Astronomie et Grèce antique
L'Histoire - N°242 - Avril 2000
Auteurs :
Pascal Charvet, Professeur de lettres classiques
Arnaud Zucker, Maître de conférences à l'université de Nice
Science et mythologie
L'astronomie est née en Gréce
Orion, la Grande Ourse ou le Bouvier : les noms des constellations nous sont familiers. Ils n'ont pas changé depuis plus de deux mille ans : ce sont les Grecs, astronomes, mathématiciens et poètes, qui ont inscrit au ciel les principales figures de leur mythologie. Un grand livre d'histoires en mouvement...
Les documents astronomiques les plus anciens du Bassin méditerranéen — datés du début du IIème millénaire — sont d'origine babylonienne. C'est pourquoi on tend à considérer l'astronomie comme une invention mésopotamienne dont les Grecs auraient été les héritiers. L'astronomie babylonienne n'évoque toutefois que les balbutiements de cette épopée céleste : elle reste descriptive, faite de compilations d'observations (coïncidence et périodicité de certains phénomènes) et de listes de données (longueur relative des jours au cours de l'année, position variable des étoiles, etc.).
INVENTION D'UN LANGAGE, DE REPÈRES, D'INSTRUMENTS DE MESURE
Ce sont bien les savants grecs qui les premiers se sont mis en quête de lois et de structures de l'univers. L'originalité de leur perspective apparaît dès la rédaction de leurs premiers textes à caractère scientifique, au VIème siècle av. J.-C. : alors que les Babyloniens s'intéressaient principalement à la Lune et à la météorologie, les Grecs tâchent de comprendre le mouvement des planètes, l'origine et le mécanisme des éclipses, de fixer précisément les levers et les couchers d'étoiles, de déterminer la durée exacte de l'année solaire par rapport aux cycles lunaires. Là où les Babyloniens notaient des positions, les Grecs formalisent des mouvements. Dès lors, l'astronomie se constitue peu à peu comme une science à part entière. Cette science postule l'ordre et la régularité dans le cours des astres. L'irrégularité ne peut être qu'apparente. La durée inégale des saisons peut être expliquée. L'accident peut être prévu : Thalès, père fondateur de la discipline, a annoncé l'éclipse du Soleil du 28 mai 585 av. J.-C. La figure parfaite étant la sphère et le mouvement parfait le mouvement circulaire uniforme, cette forme et ce mouvement se sont logiquement imposés comme les modèles façonnant la représentation scientifique du monde et du ciel et, peu à peu, des mouvements planétaires [1]. Pour mener à bien leurs observations et apprendre à connaître ce parfait mouvement des sphères, les astronomes grecs ont forgé de nouveaux outils. Une nouvelle langue d'abord : à l'algèbre babylonienne, ils préfèrent la géométrie, plus adaptée à la transcription des phénomènes célestes. Ils choisissent des figures (le cercle, la sphère, le globe [2]), déterminent des repères, comme les deux cercles tropiques et le cercle arctique de Thalès, construisent des définitions, opèrent des distinctions, comme celle entre le ciel des fixes (les étoiles, fixes les unes par rapport aux autres) et le ciel des mobiles (les planètes, littéralement « étoiles errantes »). Ils élaborent ensuite des instruments de mesure précis. Le principal, qui restera en usage en Occident jusqu'au XVIème siècle, est l'astrolabe* (littéralement « preneur d'étoiles ») qui permettait la mesure directe des coordonnées des étoiles. Citons également la dioptre*, pour mesurer les distances angulaires, l'instrument parallactique*, pour mesurer les hauteurs. L'heure était donnée le jour par des cadrans solaires (gnomon*) et rythmée la nuit grâce à des sabliers à eau (clepsydre*), deux instruments déjà connus des Mésopotamiens. Dans le désordre du ciel, il est difficile d'étudier les étoiles séparément. Rares sont celles qui se signalent individuellement. Elles sont donc repérées par groupe, à l'intérieur d'un complexe stellaire plus important, qu'on appelle astérisme*. La description de leur position s'inscrit au sein de celle d'une figure. Les noms que l'on trouve sur les anciennes tablettes mésopotamiennes désignent déjà le plus souvent des groupes d'étoiles.
Le Serpentaire (Esculape, dieu de la médecine) écrase le Scorpion et, en quasi-symétrie, l'Agenouillé (Héraclès) presse du pied la tête du Dragon. Ces figures incarnent la victoire sur les forces de l'obscurité et de l'hiver lors de l'équinoxe de printemps (détail de la carte de l'Harmonia Macrocosmica d'Andreas Cellarius, 1661, qui restitue le ciel des anciens Grecs ; cl. Observatoire Midi-Pyrénées).
Homère au VIIIème siècle av. J.-C. et Hésiode au VIIème évoquent Orion l'infatigable chasseur, « l'Ourse qu'on appelle aussi Chariot », les Pléiades (filles d'Atlas), les Hyades (demi-soeurs des Pléiades), ainsi que le Grand Chien d'Orion et le Bouvier (gardien de la Grande Ourse), et leur étoile principale. Il ne faut cependant pas confondre ces astérismes élémentaires avec les constellations* que nous ont léguées les Grecs. Les premiers furent les matrices des secondes qui se sont constituées au fil du temps. Au siècle av. J.-C., on limitait la Grande Ourse à ses fameuses sept étoiles. Peu à peu la constellation s'agrandit : le quadrilatère signale le corps de l'Ourse, la tête étant reléguée au nord-ouest, dans une région où les étoiles sont moins brillantes ; les pattes s'allongent vers le sud, et l'appendice de la queue s'étend en incluant les étoiles de la partie orientale. Le nombre d'étoiles de la constellation passe ainsi à 24 au IIIe siècle av. J.-C. et à 27 au IIe siècle ap. J.-C.
Mais, si leurs contours ou le nombre d'étoiles qu'elles comprennent évoluent, les noms et le nombre des constellations de l'hémisphère Nord ont été fixés très tôt en Grèce. Le premier à les décrire en détail est Eudoxe de Cnide (408-335 av. J.-C.). Ses observations sont minutieusement consignées dans deux volumes : les Phénomènes et le Miroir qui décrivent quasiment à l'identique l'état actuel de notre ciel, établissant la forme, l'appellation et la place des 48 constellations visibles du monde grec.
HIPPARQUE ÉLABORE LE PREMIER CATALOGUE D'ÉTOILES
Cette oeuvre majeure servira de référence et de point de départ aux astronomes des générations suivantes : adaptée en vers par Aratos, vulgarisée par Ératosthène, mathématicien du IIIe siècle av. J.-C., elle fut critiquée au IIe par Hipparque qui élabora le premier catalogue d'étoiles, déterminant la position d'environ 800 d'entre elles. Le catalogue, aujourd'hui perdu, a sans doute inspiré trois siècles plus tard Ptolémée dont l'Almageste, compte rendu des connaissances acquises en astronomie, répertorie 1 025 étoiles, donnant pour chacune d'elles ses coordonnées écliptiques et sa grandeur (ou magnitude) estimée visuellement sur une échelle de 1 à 6. Bible des astronomes pendant plus d'un millénaire, l'Almageste fixe définitivement l'image du ciel, des étoiles et des constellations. Il est frappant de constater la ressemblance, et parfois l'identité, des figures sous lesquelles on perçoit des constellations d'une civilisation à l'autre. L'image de la Couronne, par exemple, est commune aux Grecs et aux Sémites ; elle désigne le cercle incomplet des étoiles de Corona borealis, et se retrouve dans l'écuelle brisée des Arabes, le nid d'aigle des Indiens d'Amérique ou le boomerang de certains peuples australiens. Le cas des Pléiades est au moins aussi troublant, puisque de l'Ontario au Brésil, des plaines américaines à l'Australie, cet amas stellaire informe qui donne l'impression d'être constitué de six étoiles nettement visibles est considéré comme une constellation de « sept-moins-une » étoiles : les « Sept Frères », les « Sept Yeux », les « Sept Poules », les « Sept Soeurs », dont un individu aurait disparu. Mais les figures célestes, si elles sont traditionnelles, n'en sont pas moins floues, et les dessinateurs qui cherchent aujourd'hui à respecter les indications anatomiques des traités grecs engendrent bien souvent des monstres aux yeux près du ventre ou aux genoux dans les talons : elle est, en somme, à la fois nécessaire et dangereuse. Nécessaire parce qu'elle organise les étoiles, dangereuse parce qu'elle s'impose, jusque dans ses zones d'ombre. Au départ projection d'une forme mnémo-technique et pratique, elle peut devenir un patron qui fige une représentation. Le dessin devient alors encombrant. Aussi, bien que la description des étoiles ne puisse se faire en dehors du champ de la constellation, Ptolémée souhaite que les figures qui y sont attachées restent aussi schématiques que possible. A l'origine de cette « visualisation », une démarche simple appelée catastérisation : il s'agit de projeter au ciel un être vivant, un objet, voire un fleuve ou un pays, sous la forme d'un groupement d'étoiles — dans presque tous les cas, une improvisation formelle et sémantique, car les images ne s'imposent pas d'elles-mêmes. Mis à part le Delta, la Couronne ou la Flèche, elles ne sont pas conditionnées objectivement par la forme de la constellation, mais bien empruntées à l'imaginaire culturel. Profondément idéologique, ce geste d'écriture est un geste de colonisation, qui fait d'Ouranos, le ciel, un conteur farci d'images-valises et de mythes déployés chaque nuit. Ces figures (le Scorpion, le Cheval, l'Hydre, etc.) ne sont pas des formes générales, mais des personnages individualisés : le Lion n'est pas n'importe quel lion, mais le lion de Némée terrassé par Héraclès ; le Chien est celui d'Orion le chasseur et nul autre ; la Lyre est celle d'Orphée.
La Grande Ourse : elle veille sur le pôle et forme la poutre faîtière du ciel. Dessin tiré d'un atlas imprimé en 1690 à Gdansk (cl. OMP)
LA GRANDE OURSE PRIVÉE DES BAINS D'OCÉAN
Bien sûr, les constellations n'ont pas toutes été repérées et nommées en même temps, certaines étant plus informes ou moins lumineuses ; bien sûr aussi, il n'existe pas une unanimité absolue sur l'identification précise des figures qui ont parfois plusieurs prétendants mythologiques : le Cheval est tantôt Pégase, tantôt la jument Hippè, tantôt le cheval mythique de l'Hélicon, la montagne des Muses. Cependant l'ensemble des constellations semble obéir à une logique globale et constituer un véritable système. La scénographie du ciel grec traduit clairement une volonté d'inscrire dans l'horizon du cosmos les conflits divins fondamentaux, opposant en particulier Zeus, divinité diurne, et les puissances archaïques de la nuit représentées par Artémis. Ainsi Zeus peut-il s'approprier un monde qui n'est pas immédiatement le sien. L'ambiguïté de la figure de la Grande Ourse illustre parfaitement ce conflit entre les forces de la lumière et celles de l'obscurité : la Grande Ourse qui contrôle le pôle et forme la poutre faîtière du ciel est l'image d'une nymphe, Callistô. Elle était à l'origine favorite d'Artémis, mais Zeus parvint à la soustraire à l'influence de la déesse et à s'unir à elle avant de la transformer en Ourse et de la placer au ciel. Au centre de la dispute cosmique, l'Ourse est soumise à la fois au désir de Zeus qui « la plaça parmi les constellations en raison du lien qui l'unissait à elle »[4] et à la loi virginale de la déesse, souveraine du pôle. En tant que constellation circumpolaire, il lui est en effet interdit de « se coucher », c'est-à-dire de participer aux bains d'Océan et d'être fécondée par cet être prolifique. C'est pourquoi elle est visible tout au long de l'année dans le ciel alors que la majorité des constellations obéit strictement à l'ordre de Zeus procréateur, qui légitime les bains stellaires et le « coucher » des astres. Deux dieux en effet se distinguent dans cette fabrication du ciel : Zeus et Hermès. Le roi des dieux, après avoir débroussaillé les ombres artémisiennes, confie au dieu géomètre le soin de trouver à chaque figure une place expressive dans le ciel. Hermès « organise la disposition des constellations entre elles »[5], signant son oeuvre avec l'initiale du nom de son père Zeus (Dia)[3], en plaçant au ciel un 'signe delta' (Delta).
Il semble en fait que le ciel grec s'organise autour de quelques figures principales et de quelques mythes, en nombre restreint (cf « Des mythes aux constellations », ci-dessous) : l'Ourse est doublée par la Petite Ourse et accompagnée par le Bouvier ou « Gardien de l'Ours » ; le mythe de Persée est illustré par six personnages placés dans la même zone du ciel : le roi Céphée et la reine Cassiopée près du cercle arctique, Andromède, leur fille, entre Persée et son cheval Pégase sur le tropique d'été (tropique du Cancer), et plus bas le Monstre marin vaincu par Persée qui délivre ainsi Andromède enchaînée à son rocher. On peut en outre distinguer deux registres parmi ces représentations, l'un divin, l'autre héroïque. Le premier met en rapport trois territoires distincts occupés par les créatures (ou les symboles) de Zeus, d'Artémis et d'Athéna. Zeus est le dieu le plus présent dans le ciel, à travers ses métamorphoses (le Taureau qui enleva Europe, le Cygne qui s'unit à Léda) ou des acteurs de son histoire, liés en particulier à sa naissance (la Chèvre nourricière Amalthée), à son avènement (l'Aigle, le Capricorne qui découvrit la conque dont les sons mirent en fuite les Titans), à son règne (le Verseau Ganymède, son favori et son échanson).
Le cycle d'Artémis met en scène principalement deux grands mythes : celui de Callistô et celui du chasseur Orion (Orion, son ennemi le Scorpion, son Grand Chien, son Petit Chien Procyon, sa proie, le Lièvre, et l'objet de sa quête, les Pléiades). Cet ensemble s'articule pour une part autour de l'idée d'un châtiment, motivé par une conduite excessive, qui dans les deux cas a trait à un viol : Callistô punie par Artémis pour avoir été abusée par Zeus, et Orion violeur impénitent, le viol initial de Méropé par ce chasseur étant redoublé par le viol manqué d'Artémis et même triplé par sa tentative contre les Pléiades.
Le cycle d'Athéna, quant à lui, insiste sur le personnage de Persée dont la déesse est la protectrice. Mais il comprend aussi deux autres constellations : le navire Argo, et le Cocher Érichthonios, inventeur du char. Ce cycle, au contraire de celui d'Artémis, est constitué de figures positives incarnant une volonté civilisatrice. Le réseau divin semble ainsi manifester un équilibre entre deux vierges complémentaires (Athéna et Artémis) d'une part, et le principe mâle de fécondité (Zeus) d'autre part, comme une oscillation entre deux types de pouvoirs qui se partagent l'héritage d'Ouranos.
Mais le ciel laisse aussi apparaître un réseau héroïque où les plus anciens mythes grecs sont représentés, à travers trois principaux cycles épiques, repris chacun par six constellations. Le plus important a trait au mythe d'Héraclès.
Sa figure est en effet impliquée dans la constellation qui porte son nom, le Dragon du jardin des Hespérides, le Crabe (Cancer) envoyé par Héra contre lui, le Lion de Némée que le héros terrassa, Argo, le navire des Argonautes sur lequel il embarqua, le Centaure Chiron dont il fut l'amant. Notons également que la tradition mythologique orphique en fait une figure du Soleil qui « apporte l'aurore et la nuit noire, ses douze travaux glorieux s'étirant de l'Orient à l'Occident », c'est-à-dire étant assimilés aux douze signes du zodiaque.
Atlas portant le globe terrestre, IIème siècle, (Naples, Musée national; cl. Scala)
Les deux autres mythes sont ceux de deux autres figures solaires déjà évoquées : Orion (incluant le Scorpion, le Grand Chien, le Petit Chien, le Lièvre, et les Pléiades) dont la course dans le ciel d'est en ouest mime le trajet du Soleil, et Persée tueur de la Méduse et du Monstre marin, Conquistador né d'une pluie d'or. C'est encore une fois à leur activité civilisatrice que ces trois héros, Orion, Persée, Héraclès, « tueurs de monstres », doivent d'être à ce point privilégiés par les feux du ciel, musée des vertus et des valeurs humaines. Car le ciel permet aussi aux hommes de se construire, socialement et culturellement, les constellations servant de témoins et de garants de l'ordre voulu par Zeus.
Les constellations ne sont pas seulement des images, elles sont des figures en mouvement, et leur mouvement dans le ciel, chaque année recommencé, est une répétition de leur histoire. Ce sont des mobiles dont les déplacements sont « coordonnés » et pertinents d'un point de vue mythologique.
Le Serpentaire, les Pléiades, le Scorpion célestes et, dans une certaine mesure, le Grand Chien et le Petit Chien, qui suivent de près leur maître, sont les acteurs mobiles de la geste d'Orion le chasseur, et leurs levers et leurs couchers sont étroitement et subtilement liés : quand, blessé mortellement par le scorpion qu'Artémis a envoyé contre lui, Orion disparaît au matin à l'ouest, le Scorpion surgit à l'est savourant sa victoire. Mais son triomphe est de courte durée : le soir même, quand le Scorpion se couche à l'ouest, le Serpentaire (Esculape, dieu de la médecine) se dresse au-dessus de lui et le foule aux pieds. Ce Serpentaire guérisseur, grâce à une herbe magique, ramène Orion à la vie, lequel surgit de nouveau à l'est sur les traces des Pléiades qu'il poursuit pour les violer, tandis que le Serpentaire et le Scorpion s'enfoncent à l'ouest...
Outre sa capacité à animer la mécanique stellaire, cette mythologie nocturne suggère un enseignement, voire une sagesse, caractéristique de la Grèce. A travers les grands mythes que le ciel met en scène, on insiste sur le danger de l'« hubris » (la transgression des limites) et on offre en modèle la pacification et le contrôle de soi. Lordre parfait du cosmos illustre la victoire de l'ingéniosité et de la mesure sur les forces chaotiques de l'excès.
C'est ainsi que les réprouvés, tel Orion qui dans sa fureur voulait supprimer de la Terre toutes les bêtes sauvages, comme les damnés de l'Hadès Tantale ou Sisyphe, et tous les autres condamnés à perpétuité, expient perpétuellement leurs excès, tandis que le Centaure Chiron le sage, Persée ou le navire des Argonautes, « le premier navire à traverser la mer jusqu'alors infranchissable »[6], encouragent continuellement du ciel les hommes à rechercher la connaissance et la gloire. La constellation est donc un mémorial nocturne de la sagesse diurne, de la lumière et de la lucidité ; et le ciel, un bréviaire mythologique qui rappelle toutes les nuits des légendes terribles ou merveilleuses. L'image a valeur d'exemple et de rappel, le cosmos valeur de guide et de garde-fou.
QUAND LES HOMMES VEULENT S'APPROPRIER LA SPHÈRE CÉLESTE
Ce ciel si illustrement peuplé offrait sans doute une scène trop en vue et une estrade trop flatteuse pour rester dans le domaine public des noctambules, des poètes et des philosophes. A partir des royautés hellénistiques fondées par les lieutenants d'Alexandre au IIIe siècle av. J.-C., on voit surgir des images d'un type nouveau qui s'ancrent sur la réalité politique contemporaine.
C'est ainsi qu'un Grec d'Alexandrie nommé Conon, courtisan autant qu'astronome, inventa une constellation, située au-dessus de la queue du Lion, qu'il baptisa « Chevelure de Bérénice » du nom de la reine d'Égypte de l'époque.
Si la « Chevelure » est encore aujourd'hui suspendue au ciel sur nos globes et nos cartes célestes, il n'en est pas de même de la majeure partie de ces constellations de circonstance, dont la vie fut parfois si courte qu'elle ne permet pas même de les identifier formellement, comme le « Trône de César », improvisé au Ier siècle en l'honneur d'Auguste, sans doute également dans les milieux alexandrins, peut-être un recyclage d'une partie de la constellation antique du Centaure ; ou encore « Antinoos », hommage posthume de l'empereur Hadrien à son favori, au IIe, qu'il tailla sans doute sur le dos de l'Aigle, et dont il est fait çà et là mention dans les textes, mais sans conviction, jusqu'au XIXe siècle. A défaut d'une constellation, et pourvu qu'ils aient une place au ciel, les grands devaient parfois se contenter d'une étoile ou d'une comète.
La figure d'Orion le chasseur. Illustration d'un atlas imprimé en 1690 à Gdansk (cl. OMP)
Cette politisation du ciel marque une évolution et une décadence dans l'observation des constellations dont les vives figures mythiques se racornissent et se transforment en allégories silencieuses. Ce maquillage astronomique au service d'un puissant, cette usurpation des symboles et cette instrumentalisation de la scène cosmique qui reviennent à faire descendre le ciel sur la terre constituent l'inversion pure et simple de la démarche ancienne de catastérisation.
A leur tour, les chrétiens voulurent s'approprier la sphère céleste. Sans toucher aux formes des constellations constituées, ils les rebaptisèrent, autant pour lutter contre le paganisme dont le ciel était un porte-parole constant et universel que pour tirer les bénéfices publicitaires de cet écran géant dont Dieu, en fin de compte, était le créateur. Prudents, ils procédèrent par déplacements analogiques : le navire Argo devint l'arche de Noé, le fleuve Éridan le Jourdain, le Centaure sacrifiant la Bête sur l'Autel Abraham le couteau levé sur son fils. Mais ce catéchisme astral ne fut jamais qu'une curiosité et cette tentative s'avéra très vite un échec.
Le ciel grec, notre ciel, n'est ni un musée de héros à la retraite ni un catalogue de mythes promotionnels, mais le produit de l'observation astronomique et d'une tradition légendaire : autrement dit, l'écriture unifiée de deux langues, celle de la science et celle du mythe. Il illustre de façon frappante le rapport constant, voire la complicité existant en Grèce ancienne entre ces deux démarches intellectuelles, celle du poète et celle de l'astronome travaillant de concert à établir l'ordonnancement du monde et son occulte unité. En nommant aujourd'hui les constellations dans le firmament, nous retrouvons l'élan premier de cette expérience originelle : nous redécouvrons dans le miroir céleste notre plus vieux visage et nos rêves logés au coeur de la nuit.
A retenir
L'astronomie est une discipline ancienne. fondée comme science à part entière par les Grecs. Eudoxe de Cnide, Ératosthène, Hipparque et Ptolémée furent à la fois des savants et des poètes : ils ont donné à nos étoiles leur identité. Et inscrit au ciel une leçon de mythologie.
NOTES :
[1]. Et c'est à partir de cette même hypothèse qu'Aristarque de Samos (IIIème siècle av. J.-C.) émit le postulat original que la Terre tournait autour du Soleil.
[2]. La création du globe est le prolongement technologique de la théorie sphérique ; il constitue la représentation concrète du modèle abstrait de la sphère céleste. Le ciel a été représenté sur des globes bien avant que l'on ait conçu les globes terrestres. On y faisait figurer les constellations vues non pas de la Terre, c'est-à-dire de l'intérieur, mais de l'extérieur.
[3]. Le nom de Zeus (Dia) signifie « lumière » (d'où en latin diem, « jour »).
[4]. Ératosthène, Catastérismes, 1.
[5]. Id., 20.
[6]. Id., 35.
Lexique astronomique
ASTÉRISME : groupement d'étoiles dont la disposition caractéristique le rendait facilement reconnaissable.
ASTROLABE SPHÉRIQUE : il sert à mesurer les coordonnées écliptiques des astres. Il est constitué de plusieurs cercles ayant le même centre. Le cercle 1, le plus grand, figure le méridien. Il porte un axe, matérialisant l'axe du monde, autour duquel tourne le cercle 2, cercle horaire des solstices dont est solidaire le cercle 3, l'écliptique, qui lui est perpendiculaire. Le cercle 2 porte un deuxième axe autour duquel tournent les deux cercles 4 et 5. Le cercle 4 doit être dirigé vers une étoile de repère. L'étoile à mesurer est visée grâce à l'ALIDADE (réglette munie de deux orifices définissant la ligne de visée vers les astres) portée par le cercle 5. Sa longitude est lue sur l'écliptique 3 et sa latitude sur le cercle 5.
CLEPSYDRE : horloge à eau d'origine égyptienne permettant d'avoir l'heure de nuit comme de jour. A l'époque hellénistique, la clepsydre se composait de deux bassins. Un premier bassin rempli d'eau dont le niveau était maintenu constant, et muni à sa base d'un orifice, se vidait lentement dans un deuxième. La hauteur du niveau de l'eau dans ce dernier permettait de connaître l'heure par simple lecture d'une graduation.
CONSTELLATION : mot qui remplace actuellement celui d'astérisme. La délimitation rigoureuse des constellations a été définie en 1930 par l'Union astronomique internationale.
DIOPTRE (la) : instrument permettant la mesure des distances angulaires. L'angle qui sépare deux étoiles est obtenu en dirigeant l'alidade successivement vers les deux étoiles et en faisant la différence des lectures effectuées lors des deux visées.
GNOMON : instrument simple, composé d'un style (tige) vertical dressé sur une surface horizontale. La longueur de son rpnbre portée permettait de connaître la hauteur du Soleil (ou de la Lune) au-dessus de l'horizon ainsi que sa direction (azimut). La direction de l'ombre permettait de connaître l'heure dans la journée.
INSTRUMENT PARALLACTIQUE : il permet de connaître la hauteur d'un astre au-dessus de l'horizon en mesurant sa distance zénithale.
Auteurs
Pascal Charvet : est professeur de chaire supérieure de lettres classiques. Il a notamment publié le Voyage de Strabon en Égypte (avec Jean Yoyotte, Nil éditions, 1997).
Arnaud Zucker : est maître de conférences de littérature grecque à l'université de Nice. Il vient d'achever la présentation et la traduction pour les Belles Lettres des Curiosités animales d'Élien.
Cet article a été écrit avec la collaboration scientifique de Jean-Pierre Brunet et Robert Nadal, astrophysiciens à l'observatoire Midi-Pyrénées. Tous quatre ont publié Le Ciel, mythes et histoire des constellations (Nil éditions, 1998).
La figure d'Orion le chasseur. Illustration d'un atlas imprimé en 1690 à Gdansk (cl. OMP)
Le ciel grec : mode d'emploi
Les constellations telles qu'on peut les voir depuis l'hémisphère Nord. Une observation plus précise du ciel, grâce à la lunette astronomique et au télescope, a permis d'en ajouter quelques-unes à celles que nous avons héritées des Grecs : ainsi la Mouche ou les Chiens de chasse, attribués au Bouvier pour garder la Grande Ourse. L'essentiel de ces figures célestes demeure cependant le fruit des travaux d'Ératosthène, d'Hipparque et de Ptolémée entre Iere siècle avant et le Ier siècle après Jésus-Christ (cl. Manchul / « Ciel et Espace »).
Le ciel grec s'organise autour de quelques figures mythiques, en particulier celles de Zeus et d'Héraclès.
ZEUS (DIA) : roi des dieux en Grèce. Son nom même évoque une origine indo-européenne et l'associe au dieu du ciel en Inde, Dyaus pita. Personnification du ciel diurne et de sa lumière, Zeus est aussi le symbole de la pluie, des orages et de la foudre. Dieu suprême, il incarne l'ordre des Olympiens, dont il est le garant. L'avènement du dieu de la clarté ne se fit pourtant pas sans mal. Élevé clandestinement par les Nymphes dans une grotte de Crète et nourri par la CHÈVRE AMALTHÉE, il parvint plus tard à détrôner son père, Cronos.
Égipan (Chèvre-Pan) qui l'aida à triompher des Titans fut élevé au ciel (CAPRICORNE), ainsi que l'AIGLE qui accompagna Zeus tout au long de cette expédition.
Les aventures amoureuses de Zeus furent innombrables. Il déflora la nymphe Callistô favorite d'Artémis, et la plaça au ciel sous la forme redoublée de la GRANDE et PETITE OURSE. Pour posséder Léda, il prit l'apparence d'un CYGNE qu'il éleva par la suite au rang d'une constellation. C'est en se métamorphosant en TAUREAU qu'il emmena de Phénicie en Crète la belle Europe et la viola. Quant au beau Ganymède, il fut enlevé par l'aigle royal. Aimé de Zeus, il resta auprès de lui comme échanson et fut placé au ciel sous la forme du VERSEAU (Verseur d'eau).
HÉRACLÈS : héros, puis divinité souvent assimilée au SOLEIL,i1 peupla le ciel de ses exploits. Ainsi le LION zodiacal représente le monstre précipité sur terre à Némée en Argos : le héros l'étouffa entre ses bras, car la peau du fauve était invulnérable. Le crabe zodiacal (le CANCER) est celui qu'Héra fit surgir du marais de l'Herne afin qu'il morde Héraclès, tandis qu'il combattait l'Hydre aux têtes nombreuses : le héros l'écrasa de son pied. Le DRAGON est celui-là même qui gardait dans le jardin des Hespérides l'arbre aux pommes d'or qu'Héraclès devait cueillir pour réussir son onzième travail. Il tua le dragon Ladon, et l'on voit au ciel le héros dans la position de l'AGENOUILLE presser de son pied la tête du monstre. Outre ses travaux fameux, Héraclès prit part à la première partie de l'expédition des Argonautes qui devait ramener la Toison d'or. Athéna plaça la nef ARGO parmi les étoiles.
ORION : géant brutal et chasseur forcené, issu du sperme de Zeus, et dont la geste est une suite de viols et de violences. Il entreprit d'exterminer tous les animaux sauvages, accompagné de son CHIEN fidèle, et de violer les PLÉIADES, sept jeunes filles qu'il poursuivit pendant sept armées, avant qu'elles ne soient transformées en colombes puis placées au ciel. Conjuguant ses deux quêtes, il tenta de violer la vierge Artémis, chasseresse elle-même mais aussi protectrice des bêtes. Pour le châtier, la déesse lui envoya un SCORPION gigantesque qui piqua mortellement le héros insatiable.
POUR EN SAVOIR PLUS
EN FRANÇAIS
¦ A. Le Boeuffle, Le Ciel des Romains, Paris, De Boccard, 1989.
¦ P. Charvet, A. Zucker, J.-P. Brunet, R. Nadal, Le Ciel. Mythes et histoire des constellations, Paris, Nil éditions, 1998.
¦ G. E. R. Lloyd, Une histoire de la science grecque, Paris, La Découverte, 1974, rééd. 1993.
¦ J.-P. Luminet, M. Lachièze-Rey, Figures du ciel, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1998.
¦ A. Pichot, La Naissance de la science, Paris, Gallimard, « Folio », 1991.
¦ Les Astres, actes du colloque international de Montpellier, 1995, 2 tomes, Publications de la recherche, Université Paul-Valéry, 1996.
EN ANGLAIS
¦ R. H. Allen, Star Names, Their Lore and Meaning, New York, 1899, rééd. 1963.
¦ M. Hoskin, The Cambridge Illustrated History of Astronomy, Cambridge, 1997.
¦ E. J. Webb, The Name of the Stars, Londres, 1952.
« L'HISTOIRE » A PUBLIÉ
¦ 3.-M. Homet, « Astronomie et superstition. Chronique des éclipses de Soleil », n° 233, pp. 62-66.
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